Un poignard dans le noir

La nuit était sombre et silencieuse. Il était tard, et l’homme se hâtait afin de rentrer rapidement. Seuls se faisaient entendre ses pas pressés sur le chemin de terre. Il aperçut bientôt sa maison au détour de la route, et sourit. Il était tard, et il avait bien besoin de se reposer après une journée pareille. Il arrivait au niveau de la clôture, et se dirigeait vers la porte de la bâtisse. Il soupira, en repensant à toutes les opérations qu’il avait dû organiser aujourd’hui, et à celles qu’il lui resterait à organiser ensuite. Mais les choses avançaient vite, et lorsque tout serait enfin prêt, on se rappellerait longtemps de la minutie et du soin avec lesquels il avait élaboré ses projets... Il fouilla quelques instants dans ses poches et en sortit une grande clé métallique. Et qui sait, peut-être qu’en plus de cela les chefs du sud le remarqueraient eux aussi, et ça, ça serait certainement de très bon augure !

Il introduisit la clé dans la serrure, puis tira le battant de bois hors de son logement. Il poussa la porte qui grinça en pivotant sur ses gonds, avant de se refermer avec un bruit sourd. Une fois entré dans la maison plongée dans l’obscurité, il étira ses membres fatigués. Enfin chez soi ! Il ôta son manteau qu’il déposa sur le coffre, et frissonna en se frottant les mains. Effectivement, il s’était levé tôt ce matin... La pièce avait eu le temps de se rafraîchir, et il lui faudrait un bon feu. Il se dirigea d’un bon pas vers la cheminée pour attiser les braises.

Il allait se pencher près du foyer, lorsqu’il fut brusquement retenu dans son élan. Un bras fin mais ferme était passé en un instant sous son cou, et le maintenait fermement. Il ne faisait aucun doute que l’autre bras veillait non loin, armé. Il s’arrêta, le cœur battant et la gorge nouée.

« Gary Quickblade... Je t’attendais, murmura une voix douce derrière lui.

- Anah ? » À présent intrigué plus que surpris ou inquiet, il tourna lentement la tête vers la silhouette derrière lui. De son bras libre, elle abaissa le capuchon qui dissimulait son visage, et le regarda d’un air farouche.

Il avait reconnu la jeune fille à sa voix, plus qu’il ne l’aurait pu à son visage : dans la faible lueur de l’âtre, elle était difficilement reconnaissable. Elle avait le teint pâle et les traits tirés, contrastant avec l’habituelle gaieté qui l’illuminait encore quelques jours auparavant. Ses longs cheveux étaient relevés sans grand soin et quelques mèches sombres tombaient sur ses yeux verts, qui le fixaient intensément avec une rage encore contenue. Il soutint son regard dans ciller, ce même regard qui révélait en même temps sa faiblesse. Ses paupières gonflées étaient cernées d’écarlate.

Le dénommé Quickblade jugea que la jeune fille ne représentait pas une véritable menace et se détendit un peu.

« Dis-donc, ça fait un moment qu’on t’a plus vue, ma belle ! » Sa main s’aventura jusqu’à la hauteur de celle de sa ravisseuse, qu’il effleura doucement de l’index. L’étreinte d’Anah se resserra d’un coup sur sa gorge, faisant naître un sourire cruel sur ses lèvres.

« Peut-être des... problèmes personnels ? Tu as perdu quelqu’un de cher récemment ?

- Je t’interdis de parler de Will comme ça ! » La voix de la jeune fille résonna dans la pièce, suraiguë, brisant le silence. « Après ce que tu as fait ! »

Il ébaucha un petit rire qu’Anah interrompit rapidement d’un nouveau mouvement de poignet. Il toussa, le souffle court.

« Ça... Ça va ! Je plaisantais... » Anah le laissa respirer plus librement, mais son regard ne s’adoucit pas. Il allait s’autoriser une nouvelle plaisanterie sur la témérité de la jeune fille qui s’était ainsi introduite chez lui, mais un accident était vite arrivé... Et il valait peut-être mieux éviter d’enrager davantage une cambrioleuse armée, même sans talent particulier pour le maniement des lames.

« Alors, ma jolie ? Quel bon vent t’amène ?

- Je suis là pour venger Will », murmura-t-elle entre ses dents serrées.

Mais pour lui, le simple fait qu’elle reste là à bavarder lui faisait perdre toute crédibilité. Quelqu’un qui aurait voulu l’éliminer pour de bon s’y serait pris rapidement, avant de pouvoir hésiter.

« Soit. Donc, je suppose que maintenant, tu sors ton épée et tu me tues de sang-froid. »

La cambrioleuse ne répondit pas.

« Me dis pas que tu l’as oubliée chez toi ou je pourrai difficilement éviter le fou rire ! Qu’est-ce qu’on t’a appris au Plateau Noir, enfin ?

- Elle est ici », rétorqua Anah en repoussant un pan de sa cape, révélant un éclat vermeil à son côté. Ses doigts parcoururent un instant la garde de l’arme pour tenter d’impressionner le brigand, qui ne paraissait toujours pas la prendre très au sérieux.

« Je pourrais te tuer, n’est-ce pas... Mais le moment n’est pas encore venu.

- Si tu le dis... En tout cas ma belle, je n’voudrais pas t’offenser, mais si t’as pas l’intention de me tuer, je vois pas bien comment le fait de te serrer comme ça contre moi va pouvoir venger ce cher William. Pas que ça me déplaise, ajouta-t-il en ricanant.

- L’attaque d’Archet, souffla-t-elle.

- Oui ? la coupa-t-il. Ça t’intéresse finalement ? Il reste des places disponibles, certains se sont... désistés, à ce qu’il paraît...

- Ça suffit ! C’est ce que Will a voulu empêcher, et c’est moi qui l’empêcherait. Il y a peu de temps, au Plateau Noir on connaissait encore le sens du mot "morale". »

Il éclata de rire.

« Allons ma mignonne, ne viens pas me parler de morale. Va donc demander aux commerçants de Bree ce qu’ils en pensent, de ta morale !

- Personnellement, je n’ai jamais tué d’innocents », répondit-elle avec une lueur de feu dans le regard. « Et il est hors de question que les habitants d’Archet soient sacrifiés simplement pour le compte de tes nouveaux amis de l’est ! J’ai tort ou ce sont eux qui vous ont détournés des méthodes conventionnelles ?

- Déjà... La moralité, ça paie pas, t’as sans doute déjà remarqué. Ta belle petite épée, là, tu l’aurais jamais reçue en piquant la bourse de deux-trois saoulards à la taverne ! Et ensuite, je sais pas si menacer son chef avec ladite épée, c’est l’idée que tu te fais du conventionnel.

- Arrête de me faire perdre mon temps, Gary. » Elle rapprocha la lame de son épée de la gorge de son supérieur.

« Je veux que tu me dises tout ce que vous avez prévu à Archet. »

L’homme soupira bruyamment.

« Écoute, ma petite, je veux bien te faire plaisir et te raconter tous nos plans en détail pour que tu puisses bien dormir cette nuit, mais je vois pas bien comment tu comptes empêcher ça à toi toute seule, avec ton petit couteau, fit-il en écartant la lame avec nonchalance. Alors, je commence par quoi ? Par le moment où on pille les maisons ou par celui où on incendie le village ? »

Anah serra les dents.

« Commence par le début. Combien vous serez ? Où est-ce que vous comptez attaquer ? Et...

- Holà, tout doux, ma belle ! C’est dans deux semaines, on est pas encore au point jusque dans les moindres dé...

- Dans deux semaines ? Quand ça ?

- C’est fou d’être curieuse à ce point-là. Dans seize jours très précisément, si tu veux tout savoir ! La nuit de la pleine lune. Nous, on y verra assez, mais on pourra se déplacer sans se faire remarquer à des kilomètres à la ronde. Ensuite, je suppose que ça t’intéresse aussi, on viendra directement du QG, torches éteintes, jusqu’aux palissades. Après ça, on laissera probablement de côté la discrétion pour l’improvisation...

- Vous serez combien ? » répéta la jeune fille en rangeant négligemment l’épée dans son fourreau.

Le chef des brigands leva les yeux au ciel et soupira à nouveau, perdant patience. La petite Anah était bien mignonne dans son rôle de veuve enragée, mais il était vraiment fatigué. Il n’avait pas autant de temps à perdre avec cette discussion, aussi charmante soit-elle, et il espérait rapidement venir à bout de cet interrogatoire interminable. Il n’attendait plus qu’une chose, c’était de pouvoir enfin s’allonger et fermer les yeux. Il tourna la tête de façon à croiser le regard surpris de la jeune cambrioleuse.

« Dis-moi Anah, t’en as encore beaucoup des questions dans ce genre-là ? Parce qu’il commence à se faire tard. Moi, ça me dérange pas de passer la nuit avec toi, simplement pour cette fois-ci ça m’a l’air assez mal parti. On pourra reprendre notre petite conversation, tout ça, si ça t’amuse - qu’est-ce que tu dirais de repasser une prochaine fois, quand tu seras de moins mauvais poil ? Ça fait quoi, une semaine que t’es de nouveau libre, profites-en un peu... »

Sur ce, avec un petit sourire mauvais, il avança la main en direction du visage de la jeune fille pour caresser sa joue. Cette tentative eut l’effet escompté : Anah recula vivement, le regard brûlant de haine, desserrant par la même occasion son étreinte, dont il se libéra facilement. Il fit vivement volte-face et attrapa en un éclair la dague accrochée à sa ceinture. Puis il se jeta sans hésiter sur la frêle silhouette de sa ravisseuse.

Dans un grand fracas, les deux corps tombèrent à terre. Le poignard étincela un instant dans la pénombre et se planta avec un bruit sourd. Il y eut un long silence. Le feu lui-même sembla interrompre son crépitement, éclairant sans un son la pièce d’une pâle lueur pourpre. Puis une respiration reprit, haletante. Une ombre tenta de se relever avec difficulté, et s’écroula à genoux. Ses yeux hagards fixaient la dague plantée dans la poitrine de son adversaire immobile.

« Ta lame n’aura pas été assez vive cette fois-ci... » murmura une voix à peine audible. Personne ne lui répondit. La lueur des braises dansait sur les paupières closes d’Anah.

Elle rouvrit les yeux. Le corps de Quickblade gisait toujours devant elle, baignant dans une tache sanglante qui s’étendait peu à peu. Ses mains étaient tachées du sang du meurtrier. Will était vengé à présent... Mais il ne lui serait pas rendu pour autant et elle devrait continuer à vivre seule avec cette douleur lancinante. Sa vie ne serait plus jamais la même à présent... Et elle ne pouvait se confier à personne. Sa famille, sa vertueuse famille la croyait apprentie chez un forgeron de Bree ; et elle venait précisément de tuer toute chance d’intégrer à nouveau l’équipe du Plateau Noir. Les larmes coulèrent à nouveau le long de ses joues. Elle resta longtemps sans bouger devant l’hypnotique vision de la lame qu’il avait reçue en plein cœur.

Le soleil dardait ses derniers rayons pourpres au-delà des collines. Anah avait passé tout le jour devant la tombe de Will, et elle ne s’était jamais sentie aussi perdue. Dix jours déjà s’étaient levés sans qu’il soit à ses côtés... Dix jours d’une vie qui ne valait plus la peine d’être vécue. Pourtant elle restait là, seule avec son désespoir. Pourquoi ? Elle avait juré de venger Will, et il était vengé. Elle n’en éprouvait cependant aucun soulagement. Elle avait juré de protéger Archet, et si elle y arrivait ? Est-ce que son cœur à vif cicatriserait pour autant ? Le jour déclinait tandis qu’elle se perdait dans ces noires pensées. Il était temps de repartir pour ce soir, il fallait rentrer : si elle ne se laissait pas dépérir ici, c’était uniquement pour que Will ne soit pas mort en vain. Elle se leva maladroitement, après un dernier regard, puis d’une démarche peu assurée se dirigea vers la ville, et vers l’auberge où elle avait dû trouver refuge. Elle porta son regard à l’horizon. Dans le ciel mordoré au-dessus des toits s’élevait déjà une fine colonne de fumée noire.